revue de presse
Dictionnaire de rien du tout
Culture Chronique, Archibald Ploom, décembre 2015
Décembre 2015 : Dominique Quélen a lu le Dictionnaire de trois
fois rien pour CCP (Cahier Critique de Poésie)
Denis Billamboz a lu le "Dictionnaire de trois fois rien" pour
Critiques Libres (septembre 2015)
Guénaël Boutouillet a lu le "Dictionnaire de trois fois rien" dans
Faire (800) signes (septembre 2015)
Philippe Annocque a lu le "Dictionnaire de trois fois rien" pour
Le "Dictionnaire de trois fois rien" dans Libr-critique (21 juin 2015)
Bruno Fern a lu le "Dictionnaire de trois fois rien" pour Sitaudis.fr
Philippe Chauché a lu le "Dictionnaire de trois fois rien" pour La Cause littéraire
Entretien Marc-Émile Thinez-Louise Bottu
à propos de Dictionnaire de rien du tout
Louise Bottu : Marc-Émile Thinez, vous publiez chez Louise Bottu votre deuxième livre. Faut-il voir dans ce "Dictionnaire de trois fois rien" une suite à votre premier ouvrage, "140² ou La Révolution en 140 tweets" ?
Marc-Émile Thinez : Une suite ? Je ne crois pas. Il n’y a aucune continuité chronologique ou factuelle, aucune cohérence. Même à prendre suite dans son sens musical, je ne vois pas entre les deux "pièces" une même tonalité. "140²" était écrit en tweets de 140 signes, le "Dictionnaire", comme son nom l’indique, obéit aux codes du dictionnaire, un mot, une entrée, des définitions, des exemples…
LB Vous parlez de la forme. Précisons donc que votre livre se compose de trois parties :
1. un "Dictionnaire de trois fois rien" avec près de cent cinquante entrées, des définitions et des exemples originaux,
2. une grille inédite de mots croisés (nous verrons pourquoi),
3. un "Dictionnaire de rien du tout" fait de trois petits textes sur les mots Rien, Du et Tout, écrit dans un style très différent du premier dictionnaire.
Dans la première partie, le "Dictionnaire de trois fois rien", signalons tout de même cette singularité : au-delà des mots auxquels ils se rapportent, les exemples sont liés par un même thème ; dans chaque exemple on trouve une information sur le père, Jean, dont le portrait se précise au fil de la lecture. Les exemples, de ce fait, ont, derrière le faux désordre, une cohérence. Ils constituent un récit. Ce récit, pourquoi l’avoir voulu sous la forme « dictionnaire » ?
M-É T Le père est en effet ici l’élément central, plus encore que dans "140²". Pourquoi faire un récit, ou plus exactement le portrait d’un père, sous la forme d’un dictionnaire ? Parce que le dictionnaire est le plus beaux des livres. D’ailleurs, Jean, le père, ne lit et ne possède pour seul livre qu’un petit Larousse illustré.
Le dictionnaire est la Bible de Jean, l’ouvrier sans instruction. Le Verbe à l’origine de son monde.
LB Nous en revenons donc au fond. Si je parlais d’une suite, c’est bien à cause de ce père, que l’on retrouve ici tout comme dans 140², ce père que vous cherchez obstinément.
M-É T Que je cherche, moi ?
LB Le narrateur. Mais c’est un peu vous, non ?
M-É T Il n’y a pas vraiment de narrateur, du moins pas un narrateur unique mais des points de vue différents, parfois celui du narrateur, parfois celui du père, parfois des points de vue qui semblent impersonnels, désincarnés. Un peu comme dans le dictionnaire. Quant à savoir si c’est un peu moi... Sans doute : oui, j’ai eu en père.
LB Un père qui ressemblait à Jean ?
M-É T Par certains côtés. Il était ouvrier et aimait bien les mots croisés.
LB La raison pour laquelle on trouve dans votre livre une grille de mots croisés. Plutôt difficile, d’ailleurs.
M-É T Vous trouvez ?
LB Les mots croisés : toute la relation de Jean au langage est là. Un homme simple, fasciné par un langage qui lui échappe, malgré ses efforts, fasciné par l’ambiguïté des mots, et acharné à réduire cette ambiguïté, grâce aux mots croisés, précisément.
M-É T Un travail de Sisyphe.
LB Partagez-vous son rêve d’un langage simple, sans ambiguïté ?
M-É T Comme il échappe à Jean, le langage m’échappe, bien sûr : j’en suis ravi. Les mots sont ambigus et c’est heureux. C’est tout le charme du langage, ce jeu permanent. « Jeu », mot ambigu par excellence, à la fois équivoque et divertissement. La volupté est dans cet intervalle. Un langage sans ambiguïté serait d'un ennui ! Aussi ennuyeux qu’un monde sans péché.
LB On pourrait développer chaque entrée de votre petit dictionnaire. Le temps, par exemple. Vous dites qu’il est la « matière première »…
M-É TOui. Nous sommes faits de temps. Les relations entre tout ce qui existe dans ce monde…
LB Tout « étant » ?
M-É T Si vous voulez. Ces relations consistent en un échange de temps, toute relation est échange de temps : je te donne, je te prends du temps.
LB Immédiatement après le « temps » vient le mot « ticket » et cette anecdote, Jean, à l’usine, qui maquille à son profit des bons attestant d’une quantité de chaussures faites… par un autre que lui. Vous dites qu’il arrondit ainsi ses fins de mois ; mais le profit est-il uniquement financier ?
M-É T Jean n’est pas communiste pour rien. Il sait que toute marchandise recèle du travail. En falsifiant les bons, il s’attribue un travail qui n’est pas le sien, un travail qu’il n’a pas effectué. On peut dire qu’au-delà des tickets, au-delà de l’argent, il s’approprie du temps. Jean est un voleur de temps.
J’entendais récemment je ne sais plus quel auteur, à propos de je ne sais plus quel livre, évoquer les « mangeurs de temps ». Les chronomètres de marine n’ont équipé systématiquement les navires qu’à partir du XIXème siècle. Jusque là on utilisait le sablier. Pour abréger leur quart, certains marins trichaient, retournant le sablier avant que tout le sable ne se soit écoulé. On les appelait des « mangeurs de temps ». La position, tous les calculs basés sur cette mesure, s’en trouvaient faussés. Cela pouvait avoir des conséquences tragiques. Le temps que les marins avaient ainsi escamoté était réellement du « temps perdu ».
Jean est un « mangeur de temps » d’une autre sorte. Il ne le fait pas disparaître, il s’en nourrit. Il augmente son temps propre. Ce temps pour Jean est du « temps gagné ».
LB Accessoirement, il fausse les chiffres de la production dans l’entreprise. Ne pourrait-on pas parler de sabotage ?
M-É T On le pourrait. Si ces chiffres-là n’étaient pas sujets à caution indépendamment de son petit, tout petit commerce.
LB Sujets à caution ?
M-É T Oui. Bidonnés. Et puis son intention n'est pas celle-là.
LB Vous êtes un moraliste, dans le fond.
M-É T Si vous le dites...
LB Dans le milieu où Jean évolue, la relation père-fils est immuable. Avant d’être soi on est le « fils de », ou « le fils Untel ».
M-É T « O puer, qui omnia nomini debes » (« Oh, enfant, qui doit tout à un nom « ) dit Marc-Antoine à Octave pour lui signifier que son seul mérite est d’être fils de César. Ici aussi on est le « fils de », mais sans père glorieux. La plupart du temps elle n’existe pas, mais y aurait-il une notoriété qu’elle ne serait pas prise en compte : on est le « fils de », non au sens de « hidalgo », « fils de quelque chose » (ou « noble » en espagnol), mais plutôt de « hijo de nada »; fils de rien, ou de personne, fils d’un inconnu sans destin. Mais on est fils. C’est la succession, la continuité qui importe. Soi comme maillon anonyme de la chaîne.
LB Vous dites que le langage échappe à Jean. Pourtant il semble un ardent défenseur de cette langue qu’il ne maîtrise pas.
M-É T Que personne ne maîtrise. La langue n’a pas vocation à être maîtrisée, mais à maîtriser. On ne peut que se livrer à elle, la servir. Le père de Jean s’appelait Ramon, son grand-père s’appelait José ? Et alors ! Cela n’explique rien.
Jean consulte à tout propos le dictionnaire. C’est ainsi qu’il se construit, qu’il construit son univers : le langage ne dit pas le réel, il le crée.
Pour ma part, il ne se passe pas un jour sans que j’apprenne un mot, sans que je découvre ou redécouvre telle ou telle règle que j’enfreins, par négligence ou par méconnaissance.
Non pas maîtriser la langue. Tenter de s’y conformer en souplesse.
LB Merci, Marc-Émile Thinez.