La création comme jeu de la convention
Extrait de
« Danser dans les chaînes » : la définition nietzschéenne de la création comme jeu de la convention Olivier Ponton Olivier Ponton
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Dans l’aphorisme 122 du Voyageur et son ombre, Nietzsche tire donc les conséquences de la généalogie de « l’âme des artistes et des écrivains » à laquelle il avait consacré le quatrième chapitre de Choses humaines, trop humaines : l’artiste véritable n’est pas celui qui prétend nous révéler et nous dire la vérité de la nature (un tel artiste a un « sens de la vérité » complètement corrompu), mais celui qui cherche à agir sur nous au moyen de conventions, et à « triompher sur le champ » de ses nombreux rivaux. Nietzsche se situe ainsi, désormais, aux antipodes de l’esthétique wagnérienne, qui repose sur l’assimilation du « génie » à une « capacité démoniaque de transmission et de dépouillement de soi de sa nature » (la « nature » de l’artiste étant à la fois ce qui communique et ce qui se communique dans l’art)10. Or, et c’est ici le point le plus important, si la communication wagnérienne est celle d’une « nature », c’est aussi qu’elle consiste à s’affranchir de toute « convention ». La révolution artistique opérée par Wagner et célébrée par Nietzsche dans le cinquième chapitre de Richard Wagner à Bayreuth a d’abord consisté à changer de « langue », à passer de la langue des états d’âme, de l’ethos, à la langue du sentiment, du pathos — c’est-à-dire à passer de la langue des conventions à celle de la nature :
[Wagner] est le premier à avoir pris conscience d’un danger aussi étendu que la civilisation met aujourd’hui de peuples en contact : partout la langue est malade, et le poids de cette monstrueuse maladie pèse sur tout le développement de l’humanité. […] L’homme n’arrive plus à se faire connaître, dans sa détresse, au moyen de la langue et ne peut donc pas se communiquer véritablement [sich nicht warhaft mittheilen] : […] ainsi l’humanité ajoute-t-elle encore à toutes ses souffrances la souffrance de la convention [das Leiden der Convention], c’est-à-dire un accord en paroles et en actes sans un accord du sentiment. De même que dans la course vers l’aval de tout art on arrive à un point où ses moyens et ses formes acquièrent, dans leur foisonnement maladif, une prépondérance tyrannique sur les jeunes âmes des artistes et fait d’eux leurs esclaves, ainsi est-on devenu, dans le déclin des langues, l’esclave des mots ; sous cette contrainte, nul n’est plus à même de se montrer tel qu’il est, de parler naïvement, et bien peu parviennent à sauvegarder leur individualité […]. Aussi quand, dans une humanité blessée à ce point, résonne la musique de nos maîtres allemands, qu’est-ce exactement que l’on entend ? Eh bien, ce n’est que le sentiment juste, l’ennemi de toute convention [die Feindin aller Convention], de tout éloignement et de toute incompréhension artificiels entre les hommes : cette musique est un retour à la nature, en même temps qu’elle est à la fois purification et métamorphose de la nature.
La convention est ici pensée comme un accord abstrait et artificiel qui empêche toute véritable communication, c’est-à-dire toute communication des sentiments : c’est un rapprochement factice qui éloigne d’autant plus les hommes qu’il prétend les rassembler. La convention est donc l’ennemie de la « communauté » véritable, qui doit être fondée sur une communauté de vie et de sentiment — et c’est précisément cette communauté que la « langue nouvelle », inventée par Beethoven et Wagner, a pour fonction de restaurer : en se dégageant « des règles et des conventions de l’art de l’ethos », la « langue du pathos » n’est autre que la langue de la nature elle-même, et de toute la nature.
Dans l’aphorisme 122 du Voyageur et son ombre, la rupture semble donc radicale avec La Naissance de la tragédie et la quatrième Considération inactuelle : non seulement la « convention » n’est plus ce dont il faut s’affranchir pour « se communiquer véritablement », mais elle est la seule « langue […] par laquelle l’artiste peut vraiment se communiquer ».